Une insomnie peut en cacher une autre
La plainte d’insomnie : une réflexion de chaque instant
Le concept d’insomnie a connu une révolution durant les 40 dernières années. De simple symptôme d’une autre pathologie, traité par hypnotique, l’insomnie est devenue un trouble pouvant bénéficier de prise en charge argumentée et spécifique, obligeant les acteurs de soins à modifier leur approche diagnostique et thérapeutique. L’arrivée de nouveaux médicaments (inducteur de sommeil et/ou éveillant) pourrait-elle rompre cette exigence ?
Le profil patient
Madame V., 60 ans, présente une plainte de trouble du sommeil évoluant depuis une quarantaine d’années. La consultation est motivée par la notion que peut-être l’insomnie ne soit plus une fatalité, la patiente ayant appris la possibilité de traiter l’insomnie par le bouche-à-oreille.
Le trouble a débuté après sa première grossesse, minorée par les mauvaises nuits du bébé. La naissance de ses deux autres enfants, 2 ans et 4 ans plus tard, a contribué à majorer la plainte de sommeil. Dès le début, elle présente un trouble du maintien du sommeil. Les éveils intra-sommeil sont le plus souvent prolongés (un à deux par nuit), mais parfois, elle ressent un sommeil agité, émaillé de nombreux éveils plutôt brefs, persuadée alors de dormir, mais d’un demi–sommeil.
Pendant de nombreuses années, elle assumait son manque de sommeil, même si elle remarquait une certaine morosité, une irritabilité, des troubles de concentration et des troubles de mémoire.
Elle a essayé de mettre en place les conseils d’hygiène de sommeil du site de l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV), mais cela n’a pas fonctionné.
Dans un premier temps
La patiente répond parfaitement aux critères actuels de l’ICSD-3 et du DSM-5 de trouble insomnie chronique. La patiente présente en effet une plainte nocturne (trouble du maintien du sommeil), associée à une plainte diurne (symptomatologie classique la journée évoluant depuis des années) depuis plus de 3 mois (chronique) et survenant dans de bonnes conditions de sommeil [1, 2].
L’existence de facteurs déclenchants, comme une grossesse, est fréquente. Par contre, l’entretien doit rechercher l’histoire de l’évolution de l’insomnie, ses facteurs d’amélioration ou d’aggravation, émaillant tout au long de la vie de l’individu (traitements ou techniques tentés, événements de vie, malheureux ou non, pathologies et antécédents).
La plainte diurne
Depuis quelque temps (1 an peut-être ?), elle se sent fatiguée la journée, irritable, anxieuse, sans énergie. Elle a réduit ses activités notamment de loisir, laissant ses dernières forces au travail. Elle a l’impression cependant que la qualité de travail s’en ressent et son efficacité est nettement limitée. Ses collègues et son employeur ne lui disent rien, mais il est évident que sa productivité est moindre. Elle a toujours adoré son travail, mais, à cause du trouble du sommeil, la patiente est moins créative et ressent une lassitude réelle, remettant en cause ses choix professionnels et leur utilité. Le sommeil est jugé peu réparateur. La patiente ressent le besoin de faire des siestes, le plus souvent prolongées. Le week-end, elle resterait volontiers dans son canapé, mais son entourage l’en empêche. Elle évite cependant toute sortie, même le cinéma qu’elle appréciait auparavant.
Les premières mesures
L’index de sévérité de l’insomnie (ISI) montre un score de 19 (insomnie modérée). Le score obtenu à l’échelle de somnolence diurne d’Epworth est de 10. Le score obtenu sur les échelles visuelles analogiques de sévérité des symptômes diurnes montre pour la fatigue un score de 8 sur 10, sur les signes diurnes un score de 9/10 et sur la qualité de nuit 2/10, montrant la sévérité de la plainte, bien que l’évaluation soit subjective.
L’entretien révèle qu’il existe une certaine tristesse de l’humeur, une anhédonie, une fatigabilité accrue, un apragmatisme, mais l’absence d’aboulie. On retrouve également la présence de ronflements, de sensations d’étouffement la nuit, accompagnés de cauchemars très angoissants (noyades, personne ne parvient à la sauver) après lesquels le ré-endormissement est difficile. La patiente a pris du poids suite à la période péri-ménopausique, mais surtout après une hypothyroïdie, actuellement équilibrée (68 kg/163 cm). Elle urine à chaque éveil nocturne, peut-être par habitude. Elle présente parfois des maux de tête au réveil.
Le score obtenu au STOP BANG est de 3, soit un risque modéré de syndrome d’apnées du sommeil (SAS). Les scores obtenus aux sous-échelles d’anxiété et de dépression de l’Hospital anxiety and depression scale (HAD) sont respectivement de 10 et 11 (niveau d’anxiété douteux et niveau de dépression probable) [3].
Protocole à suivre
La première étape d’exploration d’un trouble d’insomnie est la caractérisation de la sévérité du trouble. L’ISI est une échelle de Lickaert comportant sept items évaluant la sévérité du trouble. Un score entre 8 et 14, signe une insomnie légère, entre 14 et 20 une insomnie modérée et au-delà, une insomnie sévère. Cette échelle est sensible au changement, permettant ainsi d’authentifier les progrès réalisés durant la prise en charge. D’autre part, il est recommandé de rechercher systématiquement l’existence d’une somnolence diurne excessive devant une plainte d’insomnie. La somnolence diurne excessive est un signe clinique retrouvé parmi les nombreux symptômes de l’insomnie chronique. Cependant, ce signe clinique spécifique est paradoxal compte tenu de la physiopathologie de l’insomnie chronique, qui est caractérisée par un hyper-éveil ou une hyperactivation comportementale, cognitive et émotionnelle.
Toute insomnie à temps de sommeil court (de moins de 5 heures) ou particulièrement sévère ou toute insomnie accompagnée de somnolence diurne excessive se doit d’alerter et orienter l’entretien plus spécifiquement. Ces phénotypes d’insomnie particuliers nécessitent le plus souvent un avis spécialisé [4].
Diagnostic
Dans le cas de Mme V., deux diagnostics comorbides s’imposent : le syndrome d’apnées du sommeil et le trouble dépressif. Ces deux pathologies doivent être envisagées dès la co-existence d’une plainte d’insomnie et d’une somnolence diurne excessive. L’orientation diagnostique va alors très certainement dépendre de la sensibilité du médecin recevant la patiente : soit trouble dépressif au premier plan, soit SAS, soit les deux, de nombreux symptômes étant communs aux deux pathologies, impliquant alors un choix thérapeutique spécifique. Toute orientation thérapeutique est possible, la seule recommandation étant de ne pas omettre l’une ou l’autre des possibilités et surtout d’en déterminer les caractères d’urgence ou de sévérité.
Considérer les comorbidités psychiatriques
Le premier critère d’urgence de trouble dépressif est certainement l’existence d’un risque de suicide, notamment lorsque l’insomnie associée est sévère et accompagnée de cauchemars (facteur de risque démontré par les dernières données scientifiques). Poser la question de l’existence d’idées suicidaires, des scénarios de suicide envisagés, de la mise en place de méthodes de suicide au domicile fait partie de l’entretien habituel et est recommandé. En cas de présence d’éléments inquiétants, un numéro d’appel national a été mis en place récemment, accessible 24 h/7 j, aux patients et aux professionnels de santé, confrontés à un risque suicidaire : le 3114.
Mme V. répond aux critères d’épisode dépressif caractérisé selon la classification actuelle du DSM-5 TR. : humeur dépres-sive, diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour les activités, insomnie avec somnolence, ralentissement psychomoteur, fatigue et perte d’énergie, sentiment de dévalorisation ou de culpabilisation, trouble de l’aptitude à penser ou à se concentrer. Les symptômes présents induisent une souffrance morale et un dysfonctionnement social et professionnel significatif. Selon le DSM-5, l’épisode est isolé, d’intensité modérée, sans symptomatologie psychotique [2]. Il nous faut remarquer qu’un SAS n’est pas exclu mais le risque semble modéré et la patiente ne présente pas de risque cardiovasculaire majeur à moyen terme [3].
L’agenda de sommeil
Afin de compléter les données de l’entretien, nous pouvons nous aider également des données de l’agenda de sommeil (Fig. 1). Il confirme l’existence d’éveils intra-sommeil, en général prolongés, en milieu de nuit. Le temps passé au lit est particulièrement important (entre 20 h 30 et 8 h 30, parfois 11 h) et peut évoquer une clinophilie. Les quelques siestes sont cependant raisonnables. L’observation de l’agenda, avec la patiente, a permis de mettre en évidence des ruminations tristes, voire de l’anxiété en cas de cauchemars associés, facteurs empêchant le ré-endormissement rapide.

L’exploration d’une plainte d’insomnie nécessite la réalisation d’un agenda de sommeil. Cet outil permet au patient et au soignant de comprendre, par le dessin et par les appréciations données, la réalité subjective au jour le jour du sommeil et de sa gestion. Il sera la base de la prise en charge et de la ré-évaluation du trouble.
Diagnostic et orientation thérapeutique
Le diagnostic de trouble insomnie avec comorbidité de type épisode dépressif caractérisé isolé, d’intensité modérée, sans symptôme psychotique est posé. Gardons à l’esprit cependant la possibilité d’un SAS associé.
Devant un tableau clinique de ce type, nous pouvons proposer à la patiente une prise en charge adaptée de la comorbidité par une psychothérapie dans le cadre d’un trouble dépressif modéré en première intention, associée à une thérapie cognitivo-comportementale adaptée à l’insomnie (TCC-I), en groupe ou en individuel. La TCC-I, à raison d’une séance par semaine durant 2 mois, est basée sur des programmes alliant différentes techniques ayant fait preuve d’une réelle efficacité dans le traitement de l’insomnie avec ou sans comorbidité. Ces traitements sont les traitements de première intention selon les recommandations habituelles et les consensus états-uniens, européens et bientôt français.
Persistance des symptômes
Dans un second temps, si les symptômes persistent malgré une prise en charge adaptée, la recherche d’un SAS sera nécessaire (Fig. 2). Dans le cadre d’une insomnie comorbide, on privilégiera la réalisation d’une polysomnographie, garante de l’interprétation des événements respiratoires en fonction de l’interprétation de l’hypnogramme. Le tableau clinique du SAS n’est pas toujours classique et il est indispensable d’y penser aussi chez les femmes, notamment après la ménopause, en cas de symptômes dépressifs (surtout résistant au traitement) ou en cas de troubles cognitifs légers.

Cinq éléments sont à considérer dans ce type de tableau clinique :
- La somno-éducation, ou hygiène de sommeil, ne suffit pas à traiter l’insomnie chronique, mais fait partie des programmes de TCC-I parmi d’autres techniques comportementales et cognitives.
- Les thérapies cognitivo-comportementales adaptées à l’insomnie peuvent améliorer un trouble dépressif, mais ne suffisent souvent pas ; il est indispensable de prendre garde à l’apparition d’un virage maniaque lors de la restriction de sommeil dans les programmes classiques de TCC-I dans un contexte de trouble dépressif.
- L’association dépression/insomnie/SAS peut être un facteur d’aggravation de l’ensemble des pathologies et rendre leurs traitements respectifs plus difficiles. La littérature ne spécifie pas l’ordre de prise en charge lors de comorbidité SAS/insomnie (COMISA [5]) ou dépression/insomnie. Alors qu’en est-il de trois pathologies associées ? Souvent la sévérité du trouble va orienter la prise en charge, mais également le réseau de soin et la spécialité ou la subjectivité du médecin.
- La plainte d’insomnie nécessite une ré-évaluation de qualité de son évolution tout au long du suivi et l’agenda de sommeil nous aide en ce sens (Fig. 1).
- Quelle place pour les traitements médicamenteux ? Les différents consensus insistent sur la nécessité d’utiliser les traitements médicamenteux (hypnotiques ou apparentés, sans compter l’arrivée récente des orexinergiques (DORA) dont la place n’est pas encore définie ou le pitolisant pour la somnolence du SAS) en seconde intention lorsque le traitement de première intention échoue (les TCC-I pour l’insomnie, la pression positive continue ou l’orthèse d’avancée mandibulaire pour la somnolence diurne excessive du SAS ou les antidépresseurs pour les troubles dépressifs modérés en cas de psychothérapies impossibles).
Insomnie : une pathologie fréquente et rarement isolée
Chez les plus de 65 ans, un tiers des sujets souffre d’insomnie chronique. Ces insomnies peuvent être accompagnées ou non de différentes comorbidités et justifient d’un avis médical avant toute prise en charge en psychothérapie. Les comorbidités les plus fréquentes sont le SAS, mais également les pathologies psychiatriques comme la dépression, l’anxiété ou les douleurs. L’association des trois pathologies doit être prise en considération puisqu’elles s’aggravent les unes les autres, elles augmentent les risques encourus, notamment cardio-vasculaires, et rendent leurs traitements respectifs plus difficiles à supporter.
Une prise en soins délicate
Le traitement repose bien sûr sur l’association des thérapies cognitivo–comportementales adaptées à l’insomnie, associées à la prise en charge des comorbidités. Ces prises en charge nécessitent des soignants expérimentés et lorsque ces pathologies, comme le SAS et les troubles dépressifs, ont un fort impact somnologique, elles nécessitent une réelle multidisciplinarité : les soignants doivent connaître leurs propres limites dans une spécialité d’apparition récente, cela incite certainement à la constitution de réseaux de soins de qualité. La place des thérapies pharmacologiques interroge alors le fait que les psychothérapies restent peu accessibles, même si les propositions de TCC en ligne (e-TCC) pourront constituer certainement une offre de soins complémentaires et aideront certains profils de patients [4]. Une meilleure formation des différents acteurs de santé en somnologie à la prise en charge de l’insomnie et la détection des pathologies psychiatriques semble indispensable. Le problème majeur restera certainement le soin en santé mentale, dont on connaît les difficultés actuelles.
Références :
1. American Academy of Sleep Medicine. Classification internationale des pathologies du sommeil : ICSD3. 2014.
2. Crocq MA, Guelfi JD, Boehrer AE. DSM-5-TR : manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. 5e éd, Texte révisé. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson, 2023.
3. Billiard M, Dauvilliers Y. Les troubles du sommeil. 2e éd. Issy-les-Moulineaux France : Elsevier Masson, 2012.
4. Riemann D, Espie Colin A, Altena E et al. The European Insomnia Guideline: An Update on the Diagnosis and Treatment of Insomnia 2023. J Sleep Res 2023 ; 32 : e14035
5. Sweetman A, Lack L, Lambert S, Gradisar M et al. Does Comorbid Obstructive Sleep Apnea Impair the Effectiveness of Cognitive and Behavioral Therapy for Insomnia? Sleep Medicine 2017 ; 39 : 38-46.
6. I Poirot, A Brion. Psychothérapies des troubles du sommeil de l’adulte. Pratiques en psychothérapie. Elsevier-Masson, 2024.
7. Institut national du sommeil et de la vigilance institut–sommeil-vigilance.org/