De la privation à la prévention 

Les épreuves d’ultra-endurance telles que l’ultra–trail, avec des distances et dénivelés extrêmes, sont des défis physiques et mentaux uniques pour les athlètes. Parmi les nombreux facteurs influençant la performance et la sécurité des coureurs, le sommeil joue un rôle essentiel, mais souvent sous-estimé.

1) Le sommeil : fondement de la récupération dans le sport

Le sommeil et la performance sportive sont étroitement liés et s’influencent mutuellement [1]. En effet, l’activité physique favorise l’endormissement [2] et le sommeil est un pilier de la récupération. Son rôle comme stratégie de récupération efficace fait aujourd’hui consensus.
Les populations de sportifs, sujettes à de nombreuses heures d’entraînement en amont de la compétition, pourraient avoir des besoins supérieurs à la moyenne [3], soit parfois de 9 à 10 heures de sommeil, contrairement à une population standard qui, elle, a besoin généralement de 7 à 9 heures de sommeil. De plus, on estime aujourd’hui que 25 % de la population des sportifs serait susceptible de développer des troubles du sommeil [4], notamment par les spécificités qu’implique leur sport (entraînement intense [5] et déplacement [6]).
Les conséquences d’une quantité et/ou d’une qualité insuffisante de sommeil sont multiples, tant sur le plan physiologique que cognitif et affecteront de manière négative la récupération. On note notamment un ralentissement de la resynthèse en glycogène musculaire post-exercice, une augmentation des dommages musculaires et des phénomènes inflammatoires, une augmentation de la fatigue mentale et une altération des fonctions cognitives [7]. Le tout serait un facteur prédominant dans l’apparition des blessures [8, 9].

2) Le cas de l’ultra-trail

La pratique des sports d’ultra-endurance, avec notamment l’ultra-trail en figure de proue, place la question du sommeil au cœur des débats sur la performance sportive, puisqu’elle entre directement dans la stratégie de course où la privation de sommeil est omniprésente. Sur le format le plus populaire de 100 miles (environ 160 km), les temps de course s’étendent de 20 à 24 heures pour les plus rapides et jusqu’à 48 heures pour une grande partie du peloton. Par conséquent, les coureurs les plus lents sont confrontés à deux nuits de privation de sommeil.
Même si la question du sommeil est aujourd’hui connue au sein des pelotons de coureurs, sa prise en compte n’est pas systématique et implique des choix. À titre d’exemple, en 2011, sur le Tor des Géants (un ultra-trail de 330 km dans la Vallée d’Aoste), le premier coureur, après plus de 75 heures de course et seulement 3 x 10 minutes de sieste, se trompe de chemin dans la dernière heure et est disqualifié. Sur la même course, le 3e de l’épreuve, avec plus de 3 heures d’avance sur son poursuivant, décide à quelques kilomètres de l’arrivée de ne pas s’arrêter faire une sieste et s’effondre de fatigue juste après le dernier ravitaillement le contraignant à l’abandon.
Sur l’Ultra-Trail du Mont-Blanc® 2013 (UTMB®, 170 km dont 10 000 m de dénivelé positif (D+)), une étude a pu étudier les stratégies de sommeil mises en place par les coureurs. Lors de cette course, 72 % des coureurs n’ont pas dormi et 28 % ont dormi au moins 1 heure sur la course. La somnolence pendant la course a été positivement corrélée à la durée de course tandis que les meilleures performances ne sont pas corrélées à la durée de sommeil pendant la course, mais plutôt à une extension du sommeil pré-course. Cette stratégie semble s’intégrer dans le peloton [10]. En effet, des recherches antérieures ont indiqué que 48 à 88 % des coureurs d’ultra-marathon utilisent des stratégies d’extension du sommeil avant les courses, principalement par des siestes (35 à 41 %) ou en augmentant le temps de sommeil les nuits précédant la course (33 à 55 %).

3) Privation de sommeil et course

Une étude récente publiée en avril sur les courses du Grand Raid de la Réunion 2018 [11] (165 km dont 9 576 m D+ et 111 km dont 6 433 m D+) met en avant que, sur 1 194 participants, 80 % ont signalé des symptômes dus à une privation de sommeil. Cette prévalence est d’autant plus importante lors des 2e et 3e nuit de privation de sommeil (i.e. 75,3 % et 86,2 %). Parmi les symptômes les plus courants, on note : une diminution de la vigilance, des hallucinations et des chutes.
Sur un ultra-trail de 100 miles, la combinaison d’une privation de sommeil et d’une activité physique exacerbe la dégradation des fonctions cognitives des coureurs allant d’un allongement du temps de réponse à des stimuli jusqu’à des hallucinations visuelles [12]. Cette augmentation du temps de réaction peut alors irrémédiablement conduire à une mauvaise prise de décision et une diminution de la motricité pouvant parfois mettre le coureur dans des situations à risque. Malgré une privation de sommeil, les cycles circadiens sont quant à eux conservés, entraînant de surcroît des périodes plus propices à des accidents (chutes), notamment au cours de la 2e nuit. Entre 2009 et 2018, une étude a pu démontrer que sur 55 accidents mortels survenus en trail-running, 32 % sont dus à des chutes [13]. Une attention toute particulière devrait donc être observée par les organisateurs et les coureurs sur les parties techniques des parcours, encore plus la nuit, et dans des cas de privation de sommeil.

4) Après la course

Les quelques études menées sur le sommeil post-course ont pu démontrer qu’il fallait entre 2 et 5 jours pour retrouver un état de vigilance normal après un ultra-trail [14].
Bien qu’il faille au minimum 2 jours pour retrouver un état de vigilance et d’attention normal, les coureurs estiment seulement pour 22 % d’entre eux que le manque de sommeil accumulé pendant la course augmenterait leur risque d’accident [11]. Ces résultats démontrent qu’une prise de conscience et une sensibilisation des coureurs et des organisateurs à l’après-course sont nécessaires afin d’éviter tout risque d’accident lié à un manque de vigilance (accident sur la route du retour ou à la reprise du travail). Une période de 2 jours de repos semblerait donc être nécessaire avant le retour à toute activité.

Conclusion

En conclusion, le sommeil joue un rôle crucial dans la performance et la récupération des athlètes d’ultra-trail. Bien que la privation de sommeil soit souvent inévitable pendant les courses d’ultra-trail, les stratégies de gestion du sommeil peuvent aider à atténuer ses effets néfastes et à améliorer les performances des coureurs. Une extension du sommeil semble être une stratégie de prévention efficace pour lutter contre des effets précoces d’une privation de sommeil. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre les patterns de sommeil des athlètes d’ultra-trail et pour développer des stratégies efficaces de gestion du sommeil afin d’optimiser la performance et la récupération dans cette discipline exigeante. Une attention toute particulière devrait être observée par les coureurs et les organisateurs pendant la course et surtout après la course pour éviter tout risque d’accident.

Références :
1. Charest J, Grandner MA. Sleep and Athletic Performance: Impacts on Physical Performance, Mental Performance, Injury Risk and Recovery, and Mental Health. Sleep Med Clin 2020 ; 1 : 41‑57.
2. Jurado-Fasoli L, De-la-O A, Molina-Hidalgo C et al. Exercise training improves sleep quality: A randomized controlled trial. Eur J Clin Invest 2020 ; 3 : e13202.
3. Hirshkowitz M, Whiton K, Albert SM et al. National Sleep Foundation’s sleep time duration recommendations: methodology and results summary. Sleep health 2015 ; 1 : 40‑3.
4. Tuomilehto H, Vuorinen VP Penttilä et al. Sleep of professional athletes: Underexploited potential to improve health and performance. J Sports Sci 2017 ; 7 : 704‑10.
5. Hausswirth C, Louis J, Aubry A et al. Evidence of disturbed sleep and increased illness in overreached endurance athletes. Med Sci Sports Exerc 2020 ; 5 : 1036‑45.
6. Gupta L, Morgan K, Gilchrist S. Does Elite Sport Degrade Sleep Quality? A Systematic Review. Sports Med 2017 ;  7 : 1317‑33.
7. Nédélec M, Halson S, Abaidia AE et al. Stress, Sleep and Recovery in Elite Soccer: A Critical Review of the Literature ». Spor Med 2015 ; 10 : 1387‑1400.
8. Milewski MD, Skaggs DL, Bishop GA et al. Chronic lack of sleep is associated with increased sports injuries in adolescent athletes. J Pediatr Orthop 2014 ; 2 : 129‑33.
9. Nédélec M, Leduc C, Dawson B et al. Case Study: Sleep and Injury in Elite Soccer-A Mixed Method Approach J Strength Cond Res 2019 ; 11 : 3085‑91.
10. Poussel M, Laroppe J, Hurdiel R et al. Sleep Management Strategy and Performance in an Extreme Mountain Ultra-marathon. Res Sports Med 2015 ; 3 : 330‑6.
11. Kishi A, Millet GY, Desplan M et al. Sleep and Ultramarathon: Exploring Patterns, Strategies, and Repercussions of 1,154 Mountain Ultramarathons Finishers. Sports Med 2024 ; 1 : 34.
12. Hurdiel R, Pezé T, Daugherty J et al., Combined effects of sleep deprivation and strenuous exercise on cognitive performances during The North Face® Ultra Trail du Mont Blanc® (UTMB®). J Sports Sci 2015 ; 7 : 670‑4.
13. Roi GS. Fatal Events Related to Running Competitions in the Mountains. Wilderness Environ Med 2021 ; 2 : 176‑80.
14. Baron P, Hermand E, Elsworth-Edelsten C et al. Sleep and subjective recovery in amateur trail runners after the Ultra-Trail du Mont Blanc® (UTMB®). J Sports Sci 2023 ; 5 : 123-9.