

Médecin du sommeil, responsable du centre du sommeil d’Annecy-Argonay et président du Syndicat de la médecine du sommeil, Bertrand de La Giclais s’occupe également d’optimiser le sommeil des sportifs de haut niveau, et notamment celui des navigateurs transocéaniques. Avec près de 70 navigateurs au compteur, il nous parle de ce sujet de recherche fascinant.
Pourquoi travailler sur le sommeil des navigateurs ?
Les médecins du sommeil s’occupant de sportifs sont peu nombreux. Pourtant, le cas des navigateurs est très intéressant, car ce sont des insomniaques en puissance. Dans un centre du sommeil, on a face à nous des patients, dont une population d’insomniaques, qui ne trouvent pas le sommeil pour diverses raisons. En comprenant comment faire dormir des gens qui sont lancés à pleine vitesse sur un bateau qui tangue sans arrêt, dans des conditions sonores difficiles, cela donne des armes pour faire dormir des gens dans leur lit ! Et puis je suis moi-même un navigateur, un peu compétiteur, donc ce sport me concerne.
Quel est l’objectif de ces recherches ?
Le sommeil des navigateurs en conditions extrêmes est comparable à celui des travailleurs postés qui dorment à des horaires inhabituels. C’est un sujet qui m’intéresse et je fais régulièrement des interventions dans les entreprises dans ce cadre. Ainsi, je propose notamment des modules de formation sur les tenants et les aboutissants de la récupération par le sommeil des travailleurs postés.
Quelles sont les dernières découvertes sur le sommeil des navigateurs ?
On a réussi à montrer que le sommeil polyphasique du navigateur était un sommeil qui s’adaptait chronobiologiquement durant une course. On le sait notamment en ce qui concerne la sécrétion de mélatonine. Le fait de fractionner son sommeil, la nuit et le jour, va modifier les sécrétions de mélatonine qui pourraient survenir également le jour (Encadré).
Un petit mot pour donner envie à vos confrères et consoeurs ?
L’optimisation du sommeil des sportifs de haut niveau fait l’objet de rencontres vraiment intéressantes. Ils évoluent dans différents domaines et le médecin du sommeil doit faire sa place dans l’équipe. Une fois que c’est fait, il est passionnant de voir l’évolution du sportif de haut niveau et d’avoir accès à toutes les phases de sa préparation. Il est très gratifiant de participer à sa réussite, qui dépend aussi de sa forme pendant les épreuves sportives.
Auriez-vous une anecdote à nous raconter ?
Avec Yvan Bourgnon, lorsqu’il préparait une Route du rhum il y a quelques années, nous sommes partis 6 jours en mer pour étudier son sommeil.
Un soir, nous avons cassé un axe d’un safran (ndlr : partie du gouvernail située sous la coque). Pour le réparer, il était nécessaire de se mettre à l’eau pour passer sous le bateau. Yvan n’a pas pu s’en charger, car il avait mes électrodes sur la tête (pour la mesure de son rythme de sommeil sur une semaine), j’ai du plonger et faire moi-même la réparation !
Durant ce même voyage, une nuit, vers 2h du matin, nous étions allés nous coucher, Yvan pour 40 minutes et moi pour toute la nuit ! Alors que le bateau fonçait, Yvan m’a tiré de mon sommeil profond. Nous n’avions plus de courant et le pilote automatique ne fonctionnait donc plus. J’étais à l’origine de la “panne”, ayant coupé le courant pendant mon sommeil en donnant un coup de pied…. Nous aurions pu nous retourner ! Mais Yvan a eu la capacité de se réveiller rapidement, très réactif, et s’est occupé de tout.
Bibliographie
- 1 deLaGiclaisB,DuforezF,dePrémorelNetal.Particulari- tés du sommeil polyphasique d’après la polysomnographie en mer chez 7 navigateurs de la route du Rhum 2014. Med Sommeil 2016 ; 13 : 122-7.
LE SOMMEIL POLYPHASIQUE DES NAVIGATEURS
Pour cette étude, publiée en 2016 dans Médecine du sommeil 1 , Bertrand de La Giclais et al. ont effectué des enregistrements polysomnographiques de sept navigateurs (six hommes et une femme), sur terre et en mer, durant leur préparation à la Route du rhum 2014. Équipés d’un polysomnographe ambulatoire de type Respironics PDX avec EEG et EOG, les navigateurs devaient dormir selon des plages horaires personnalisées, établies sur terre grâce à une polysomnographie nocturne et basée sur le rythme veille-sommeil de chacun.
Les mesures ont montré que, pour chaque nycthémère, les navigateurs effectuaient 3 à 5 épisodes de sommeil de 20 à 60 minutes chacun, ce qui équivaut à 3 à 5 heures de sommeil par 24 heures (moitié du temps de sommeil sur terre). En fonction de la position de l’épisode dans le nycthémère, ils ont observé une variation des phases de sommeil (ex. : 36 minutes d’exposition au sommeil vers 2 h du matin = 55,6 % de temps de sommeil paradoxal ; 55 minutes dans l’après-midi = 34,3 % de temps de sommeil lent et 11 % de sommeil paradoxal). Ils ont ainsi pu observer que le sommeil polyphasique, quand il suit une organisation réfléchie et optimisée, permet tout de même de bénéficier de phases de sommeil récupérateur avec une dette modérée de sommeil lent et une dette plus importante de sommeil paradoxal.
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Très souvent, le sommeil permet de faire passer une crise.
TRAVAILLER SUR LE SOMMEIL
J’ai commencé à collaborer avec le Dr Bertrand de La Giclais en 2008, à l’époque j’étais journaliste au Figaro et je me suis lancé pour la première fois sur la Solitaire du Figaro (ndlr : auparavant Course de l’Aurore).
J’ai eu besoin de travailler sur cette problématique du sommeil pour des raisons de performance car je trouvais très angoissant de devoir lâcher la barre, mettre le pilote automatique et aller dormir. Je voulais dormir au bon moment, et le moins possible afin d’assurer une veille maximale pour ma sécurité et celle du bateau. Nous travaillons donc ensemble depuis cette date pour préparer les Routes du rhum et à chaque fois nous procédons de la même manière. Au printemps, nous faisions une exploration du sommeil avec installation d’un polysomnographe (PSG) à terre pour une nuit puis, lors d’une navigation de plusieurs jours où le sommeil polysphasique se rétablissait, 24 heures en mer. Bertrand de La Giclais pouvait ainsi me faire un agenda du sommeil en identifiant les phases de sommeil long profond et paradoxal, et en essayant d’inclure le moins possible de sommeil long léger. Les années suivantes, notre collaboration a été enrichie par la société SOS Oxygène, spécialisée dans l’assistance respiratoire à domicile, qui a financé une étude sur le rôle de la mélatonine et de la température corporelle dans l’endormissement du marin. Ils se sont aperçus qu’il y avait production d’une mélatonine de jour dans le cadre du sommeil polyphasique du marin. Au-delà de nourrir la discussion scientifique, cela m’a permis de mieux comprendre mon sommeil, et notamment mes portes du sommeil.
Au-delà de nourrir la discussion scientifique, cela m’a permis de mieux comprendre mon sommeil, et notamment mes portes du sommeil.
UNE ROUTINE À BORD
Le Dr de La Giclais me donne également des conseils dont j’ai fait une routine à bord. Par exemple, lorsque je souhaite dormir, je mets des lunettes de soleil pour favoriser un assoupissement rapide et efficace. Lorsque je dois rester éveillé, je pense à les enlever pour m’exposer à la lumière.
Ma température est également très importante car je fournis beaucoup d’efforts sur le bateau et au moment d’aller dormir j’ai produit de la chaleur qui peut être un frein à l’endormissement. Pour pallier cela, je me rends à l’arrière du bateau et m’expose à un courant d’air froid en ouvrant mes vêtements. Une fois la température abaissée, le sommeil est favorisé de manière assez radicale.
Souvent, je n’ai pas très faim en mer. Il est important de me raisonner et de me forcer un peu : je prépare des menus matin, midi et soir, et j’ajoute un encas pour la nuit.
Ma température est également très importante car je fournis beaucoup d’efforts sur le bateau et au moment d’aller dormir j’ai produit de la chaleur qui peut être un frein à l’endormissement.
LES TEMPS DE SOMMEIL
À 1 semaine d’une course, je commence à faire de grosses siestes après le déjeuner pour réduire le temps de sommeil durant la nuit et commencer à faire la transition entre le sommeil monophasique et le polyphasique. Ensuite, sur une Route du rhum, c’est-à-dire une traversée de l’Atlantique, je dors 6 fois 40 minutes par tranche de 24 heures ; et sur un Vendée globe, je dors plutôt 6 fois 1 heure avec un sommeil d’ancrage d’1 heure 30 par tranche de 24 heures. Enfin, après une course, je mets du temps à retrouver un sommeil monophasique ; mais lorsque la route a été extrême, comme sur le Vendée globe en 2016, il est possible de pouvoir retrouver directement des nuits complètes tant le corps a été éprouvé.
LES HALLUCINATIONS
Le danger pour le marin en solo reste de franchir la ligne rouge et de commencer à avoir des hallucinations. Le premier stade, l’hallucination auditive, m’arrive très régulièrement ; j’entendais des voix de personnes avec qui j’avais l’habitude de naviguer en équipage ou alors c’était le jingle de RTL. À un stade ultime, celui de l’hallucination visuelle, je pensais voir des paquebots qui arrivaient droit sur moi alors qu’en réalité c’était moi qui fonçais vers la terre. En général, j’arrive à bien sentir la fatigue physique, la détresse psychologique et la fatigue liée au manque de sommeil. Mais très souvent, le sommeil permet de faire passer une crise. Par exemple, si je dois faire face à un problème technique qui va me faire perdre de la distance, je me réfugie dans le sommeil.
LES RÊVES
Pour ma part, je rêve lors de mes pauses quand je suis sur un bateau, et je m’en souviens même en me réveillant, je continue à y penser et il m’arrive alors de retrouver mon rêve à la pause suivante. J’arrive à être conscient que je rêve, à contrôler ce qui se passe et à le poursuivre sur mes différentes pauses durant quelques jours. En revanche, le moindre bruit, le moindre changement d’attitude du bateau me réveille.
