J’irai dormir sous terre : l’expédition deep time

Se retrouver sans horaire génère une sensation de liberté époustouflante.

Depuis une quinzaine d’années, Christian Clot, explorateur et chercheur, travaille sur les capacités humaines d’adaptation face aux changements. Au sein du Human Adaptation Institute qu’il a fondé en 2014, il explore l’adaptation sous différents prismes : physiologique, cognitif, comportemental… C’est ainsi qu’il a monté l’expédition Deep Time, réunissant des chercheurs de profils très différents, afin d’observer comment l’humain réagit une fois enfermé dans une grotte durant 40 jours.

Pouvez-vous nous présenter Deep Time ?

Deep Time est né en 2020 lorsque nous avons commencé à constater, durant notre étude COVADAPT, que l’humain avait de plus en plus de mal à se repérer dans l’espace-temps dans ce contexte de confinement et de changements. Nous avons pu observer qu’une grande fatigue mentale en découlait avec une difficulté à gérer son temps, se remémorer ses actions, se projeter dans le futur, dormir, etc.

Nous avons donc cherché un moyen de pousser à l’extrême ces notions-là et, inspirés par les travaux de Michel Siffre notamment, nous avons imaginé plonger un groupe de personnes dans un système temporel anomique naturel où les déplacements étaient possibles. C’est ainsi qu’une équipe de 15 personnes (7 femmes et 8 hommes) s’est installée durant 40 jours dans la grotte de Lombrives en Ariège.

Quels sont vos axes de recherche ?

Il y a quatre grands axes de recherche qui se redivisent eux-mêmes par spécialité.

Axe 1 : Notion adaptative – Comment le cerveau humain va générer une adaptation cognitive face à une nouvelle situation ? Et comment l’épigénétique va intervenir ?

Axe 2 : Chronobiologie – Comment se modifient les rythmes biologiques, et notamment le cycle éveil/sommeil ? Axe 3 : Perceptif et émotionnel – Comment les sujets vont-ils retrouver leur stabilité émotionnelle et adapter leur sensorialité ?

Axe 4 : Social – Comment le groupe a ou n’a pas instauré une collaboration sociale ?

Vous avez vous-même participé à l’expédition, comment avez-vous vécu la privation de lumière naturelle ?

En ce qui me concerne, je n’ai pas eu de difficultés particulières avec la privation de lumière naturelle. Il faut savoir que la grotte était divisée en quatre espaces : un espace de sommeil avec des tentes individuelles plongé dans le noir total, un espace scientifique lui aussi dans le noir, un espace de vie commune que l’on pouvait éclairer grâce à une boule lumineuse à 4 500k soit 60 % de la valeur de la lumière naturelle, et un espace “parloir” permettant aux participants de se filmer.

Cela nous laissait le choix, sans préoccupation de la durée ou du moment, de nous rendormir ou de nous lever.

Que pouvez-vous nous dire quant à vos rythmes de sommeil ?

Il m’est difficile de dire objectivement si mon rythme de sommeil a été perturbé. En fait, aucun de nous n’était capable de quantifier sa durée de sommeil. La seule chose que nous arrivions à restituer c’était la qualité du sommeil : ai-je bien dormi et ai-je la sensation d’avoir suffisamment dormi ? Et cela nous laissait le choix, sans préoccupation de la durée ou du moment, de nous rendormir ou de nous lever. Néanmoins, nous avons été sujets à des somnolences, voire de courts endormissements, sur le lieu de vie durant les phases d’éveil. Nous savons maintenant que ces dernières étaient parfois très longues : jusqu’à 40 h d’éveil entre deux phases de sommeil. La question des “siestes” s’est donc posée : en faire ou pas ? Comment les paramétrer ? Nous avons finalement décider de considérer les “siestes” comme des temps de sommeil normaux. Paramétrage qui n’était peut-être pas des plus pertinents, car en réalité nous pouvions ressentir des différences au moment d’aller dormir sur l’intention de sommeil. Mais in fine, si une personne partait se coucher dans l’état d’esprit d’une sieste, généralement, nous ne la revoyions pas durant un bon moment !

Ce qu’on observe également dans ce rapport de temps, c’est que le groupe a d’abord subit une phase de doute et de décorrélation, puis d’apathie et enfin de resynchronisation collective.

De manière générale, je peux dire que mon sommeil a été satisfaisant durant l’expédition. Mais en aucun cas je n’ai pu le maîtriser comme je le fais dans la vie de tous les jours. De toutes les expéditions que j’ai pu faire, je n’ai jamais ressenti cette désorientation profonde quant à mon sommeil. À la sortie de la grotte, j’ai très vite dû retrouver mon rythme habituel, il m’a fallu à peu près 5 jours pour me réhabituer. Mais je sais qu’aujourd’hui quelques sujets ont encore du mal à se réajuster (ndlr : l’interview a été réalisée 3 mois après la sortie de la grotte).

Se retrouver sans horaire génère une sensation de liberté époustouflante car aujourd’hui les contraintes de la vie en société nous ont fait perdre l’habitude primaire de s’écouter.

Et maintenant ?

Outre les outils de mesure du sommeil existants, je pense qu’il nous manque encore des outils qui nous permettraient de mesurer la qualité de sommeil au niveau perceptif. Nous avons récolté des données très objectives et intéressantes sur le sommeil, mais il nous faudrait le matériau pour comprendre si le temps de repos néces- saire au cerveau doit être qualitatif ou quantitatif. Alors si Deep Time repart de nouveau en expédition, je pense qu’il faudra réfléchir à cette problématique : comment la personne vit sa “journée” par rapport à son sommeil ?

Michel Siffre, l’aventurier avant-gardiste

Géologue et spéléologue français, Michel Siffre est le premier à avoir mis au point un protocole d’étude du cycle veille-sommeil en milieu anomique. Le 16 juillet 1962, alors âgé de 23 ans, il se lance dans une aventure scientifique de 2 mois. Seul et sans aucun repère spatio-temporel, il descend à 130 mètres de profondeur, dans le gouffre de Scarasson (Italie). Faisant ainsi de lui le pionnier des recherches sur l’adaptation de l’humain dans ce type d’environnement et donnant naissance aux expériences « hors du temps » de longue durée.

Le géologue se confine durant 2 mois afin d’analyser la manière dont évolue son rythme veille/sommeil dans de telles conditions. Il met en place un système de téléphone lui permettant d’informer l’équipe scientifique restée à la surface de ses heures de lever et de coucher, de repas, etc. Après avoir été sujet à des troubles de la mémoire, le spéléologue perd la notion du temps. En effet, les données récoltées durant l’expérience ont montré que ce qu’il pensait être des siestes étaient en réalité des “nuits” complètes. À tel point que lorsqu’il remonte à la surface le 14 septembre 1962, il croit être le 20 août. Michel Siffre constate également que son rythme de sommeil s’est décalé. Durant toute l’expérience, ses phases d’endormissement et de réveil se sont repoussées de 30 minutes par jour, allant donc jusqu’à un décalage de phase de 12 heures puis de 24 heures. Néanmoins, malgré les décalages de phase, Michel Siffre a conservé des cycles proches de son horloge interne (24 h 30). Michel Siffre en arrive à la conclusion que l’organisme, bien qu’il soit privé de tout repère, imposerait un rythme de 24 heures.

Le spéléologue refera deux expériences en 1972 dans la Midnight Cave au Texas (205 jours) et en 1999 dans la grotte de Clamouse dans l’Hérault (78 jours), cette fois équipé pour effectuer des tests (EEG, EOG). Un de ses objectifs était notamment d’arriver à obtenir les mêmes résultats que d’autres expéditions scientifiques qui avaient observé des cycles pouvant s’allonger jusqu’à 48 heures.

Chronobiologiste et maître de conférences des universités à Caen, Benoît Mauvieux a un doctorat en STAPS (sciences et techniques des activités physiques et sportives) et s’intéresse à l’adaptation physiologique dans des environnements complexes.

Aprés la grotte, la paillasse

Entretien avec Benoît Mauvieux, chronobiologiste

Nous pensions qu’un leader allait finir par se détacher en déterminant une heure de coucher pour le groupe.

QUELLE EST VOTRE MISSION AU SEIN DU PROJET DEEP TIME ?

Je fais partie d’une des équipes scien- tifiques partenaires de l’expédition Deep Time qui va s’atteler à interpré- ter les données enregistrées pendant les 40 jours de mission. Pour ma part, je cartographie la structure circadienne des 15 sujets et je cherche donc à mettre en évidence la désynchronisa- tion ou la synchronisation des rythmes biologiques individuels et collectifs.

QUELLE A ÉTÉ VOTRE MÉTHODOLOGIE

Pour mes analyses, je me sers des grands marqueurs de la chronobiologie : le rythme veille/sommeil, la température et les hormones.
Les rythmes veille-sommeil ont été comptabilisés grâce à un actimètre. Nous avons enregistré de très grandes variations intra-individuelles et savons actuellement que tous les sujets ont eu des cycles irréguliers, tout au long de l’expérience : de 26 heures un jour à 50-60 heures le lendemain. L’actimètre nous a permis de savoir qui se levait ou se couchait en même temps, et à ma grande surprise les sujets n’ont été que très peu synchronisés. Nous sommes loin d’un mouvement de groupe significativement marqué.
La température a été mesurée grâce à des gélules dans lesquelles se trouvaient une sonde thermique qui nous a permis l’enregistrement de la température centrale tout le temps du transit. Pour l’anecdote, en raison des conditions hygrométriques, les fruits ont rapidement pourri et l’équipe n’a pu consommer que des produits à base de féculents, ce qui a eu tendance à ralentir leur transit. Grâce à la température nous pourrons voir si le rythme de température reste synchronisé avec celui de veille-sommeil. En effet, on observe couramment qu’en cas de changement soudain d’environnement, le rythme de celle-ci se désynchronise des autres rythmes biologiques.

Nous avons également mesuré les taux de cortisol, mélatonine, hormone de croissance et alpha-amylase grâce à des salivettes stockées en congélateur. Les participants devaient faire un recueil par cycle, au réveil. Afin d’horodater les prélèvements et de recueillir des données sur le rythme de vie, nous avons développé une application installée sur un téléphone n’indiquant aucune information et n’ayant aucune fonctionnalité. Cette application servait de journal de bord/agenda de sommeil pour les sujets de l’expérience sans les renseigner sur l’heure ou la date.

Tous les 3-4 cycles, durant le sommeil, chaque sujet effectuait un EEG avec un dispositif composé d’un enregistreur de sommeil et d’électrodes. En revanche, j’ai beaucoup d’enregistrements incomplets car les “nuits” dépassaient souvent 30 heures et allaient donc au-delà de la capacité de la carte mémoire ou de la batterie. Après 40 jours d’expérience, nous nous retrouvons avec environ une centaine de fichiers.

POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DES PREMIÈRES OBSERVATIONS ?

A ce stade des observations, je peux dire que le ratio veille/sommeil, malgré une longueur de cycle allongée, semble être resté le même qu’à l’extérieur. Nous avons aussi remarqué qu’un de nos sujets, faisant de petites nuits dans son quotidien, avait gardé ce profil-là dans la grotte et conservé des cycles proches de 24 heures avec des “nuits” relativement courtes (7-8h). Ajoutant à cela l’asynchronisation des sujets durant l’expérience, nous pensons que, privés de repères spatio-temporels, les sujets ont gardé leur profil de sommeil.

En imprimant les 15 actigrammes sur des feuilles transparentes et en les superposant, nous avons pu constater l’absence de synchronisation collective générale. Nous pensions qu’un leader allait finir par se détacher en déterminant une heure de coucher pour le groupe ; et qu’en raison des besoins de sommeil plus ou moins similaires, les sujets allaient se lever en même temps. Pourtant ça n’a pas du tout été le cas ! Nous observons néanmoins de petits blocs, mais il reste à savoir si cela vient d’une synchronisation biologique ou sociale.

Ma première grande conclusion est que, contrairement au protocole de Michel Siffre, tout le monde n’a pas cette grande régularité d’un cycle à l’autre. En revanche, les proportions veille/sommeil seraient conservées selon la typologie petit ou gros dormeur. Les retours que j’ai des participants, c’est la profonde déstabilisation face à une situation où ils n’avaient qu’à s’écouter. On se pose sans arrêt la question de l’heure d’un point de vue socio-compatible, mais nous n’avons jamais à nous la poser du point de vue d’un besoin réel et objectif. Souvent après s’être levés et avoir effectué les différentes prises de mesure, les participants, s’ils ressentaient une fatigue résiduelle, se demandaient s’ils pouvaient aller se rendormir ou pas. Finalement, ce qui est intéressant avec ce protocole c’est que nous nous rendons compte que nous avons oublié de nous écouter pour dormir, manger, nous réveiller,… au détriment d’un modèle de vie collective.