
© Axel PITTET – Expedition 5300

Le Dr Samuel Vergès est directeur de recherche Inserm à l’Université Grenoble Alpes et responsable du programme Expedition 5300 . Avec un intérêt tout particulier pour les effets de l’hypoxie sur l’organisme humain, il porte le projet Expedition 5300 qui s’intéresse aux habitants de la ville la plus haute du monde et à leurs conditions de vie extrêmes.
QU’EST-CE QUE L’EXPEDITION 5300 ET QUELS SONT SES OBJECTIFS ?
Expedition 5300 est un programme de recherche que je coordonne et qui a été lancé en 2018. Il cherche à explorer, d’un point de vue biomédical et pour la première fois, la vie dans la ville la plus haute du monde : La Rinconada, au Pérou. Nous sommes la première équipe médicale et scientifique à pouvoir se rendre dans cette ville minière, juchée à 5 300 m d’altitude, dont les conditions d’accès ont empêché jusque-là les études biomédicales sur les conditions extrêmes qui s’exercent sur le corps humain. Là-haut vivent plus de 50 000 habitants, pour la plupart travaillant dans les mines, à une altitude où ne subsiste que la moitié de la quantité d’oxygène que nous avons en plaine. Inévitablement, ces personnes qui naissent, grandissent, vivent et travaillent dans cet environnement, ont une dépendance à la disponibilité de l’oxygène complètement différente de la nôtre. C’est donc un réel point d’interrogation scientifique : comprendre comment des femmes et des hommes peuvent vivre en permanence dans de telles conditions ?
L’enjeu de notre programme de recherche est de comprendre les adaptations physiologiques qui se seraient mises en place face à la contrainte de l’altitude. Adaptations qui, pourtant, ne suffisent pas à sauvegarder l’organisme, car on sait que malgré une habituation évidente, une grande partie des habitants de cette ville souffrent tout de même d’un mal chronique des montagnes. Finalement, le questionnement est double : Comment cette population arrive à vivre, majoritairement, à si haute altitude ? Et qu’est-ce qui fait que certains en souffrent ? Nous cherchons également, au-delà d’en comprendre les mécanismes physiopathologiques, comment traiter cette intolérance à la haute altitude.
LE SOMMEIL FAIT-IL PARTIE DE VOS SUJETS D’INTÉRÊT?
L’idée de ce programme de recherche est d’explorer le parallèle entre les adaptations ou les problèmes de tolérance à l’hypoxie, et la place de l’hypoxie dans certaines maladies, en particulier respiratoires comme l’apnée du sommeil par exemple.
Il faut savoir que lorsque l’on monte en altitude, il existe une perturbation de la ventilation nocturne qui entraîne des anomalies de l’oxygénation accrues par rapport à celles rencontrées en journée. Dans notre équipe de chercheurs, lorsque nous sommes montés à La Rinconada, nous avons en effet développé une respiration périodique durant la nuit, autrement dit des apnées centrales du sommeil. En réalité, que ce soit nous, les “habitants de plaine”, ou les locaux toute population confondue, le sommeil est de toute façon une phase de fragilité en haute altitude. L’hypoxie s’aggrave donc la nuit et chez certains, cela induit des troubles respiratoires nocturnes chroniques entre autres pathologies cardiorespiratoires.
Cela voudrait-il alors dire que ceux qui tombent malade là-haut, manifestant un mal chronique des montagnes, sont aussi ceux présentant des troubles respiratoires nocturnes ? Le stress hypoxique nocturne serait-il le levier du syndrome d’intolérance à l’altitude ?

Reconstituer un véritable laboratoire grandeur nature avec plusieurs centaines de kilos de matériel est un véritable défi !
QUELLES PATHOLOGIES CARDIORESPIRATOIRES OBSERVEZ-VOUS LÀ-HAUT ?
La pression artérielle pulmonaire de ces habitants, quels qu’ils soient, est très élevée et elle est même pathologique en regard des références de plaine. Ces pressions augmentent encore plus à l’effort. Nous pensons que l’hypoxie, et notamment nocturne, accentue ces pressions anormalement hautes. Au-delà de ça, l’hypertension pourrait être un des mécanismes qui rend ces habitants à risque cardiaque. Il est aussi important de prendre en compte que les habitants de la Rinconada vivent dans des conditions sanitaires difficiles avec un accès à la nourriture et à l’eau limité. C’est très clairement une situation qui a des effets sur l’état de santé général. Nous avons donc la combinaison d’un stress hypoxique chronique et de conditions délétères comme facteur de risque principal dans l’apparition de patholo- gies telles que le mal des montagnes. De manière générale, malgré une alimentation peu équilibrée, nous n’avons remarqué aucun état diabétique affirmé. C’est une population qui se déplace à pied toute la journée sur des terrains escarpés. Ils souffrent néanmoins de façon très nette de troubles cardiovasculaires.
Nous avons testé, dans le cadre d’un essai contrôlé randomisé, des traitements médicamenteux pour prendre en charge les troubles de la ventilation et les anomalies cardiorespiratoires. Nous espérons, dans le futur, pouvoir les mettre à disposition des habitants de La Rinconada pour qu’ils puissent se traiter.
AVEZ-VOUS PU COLLECTER DES DONNÉES MÉDICALES ? NOTAMMENT SUR LA PART D’HABITANT QUI POURRAIT SOUFFRIR D’UN TROUBLE DU SOMMEIL ?
C’est une population qui est totalement laissée à l’abandon d’un point de vue médical. Il n’y a ni structures médicales ni hôpitaux et ni médecins. Nous n’avons donc aucune information épidémiologique sur ces 50 000 habitants, et ne connaissons par exemple pas l’espérance de vie – cela dit, il est rare de rencontrer des personnes de plus de 60-65 ans. Grâce au programme de recherche, nous commençons néanmoins à avoir des données médicales pour près de 2 000 habitants de La Rinconada et avons ainsi un aperçu sur certains éléments cliniques tels que la pression artérielle.
Nous estimons également qu’un quart de la population souffre d’un mal chronique des montagnes. Les troubles du sommeil font partie de ce tableau clinique, sans pour autant en être représentatif. Nous avons ainsi pu montrer qu’il y a une association entre un sommeil perturbé et hypoxique, et la pré- sentation d’un mal chronique des montagnes. Cela dit, nous ne disposons pas d’une grande cohorte de données.
Bien que le corps humain montre ses li- mites par la manifestation du mal chronique des montagnes, il ne faut pas oublier que les habitants de La Rinconada s’adaptent de façon exceptionnelle depuis des milliers d’années. Nous avons donc également lancé une investigation génétique.

SCORE CLINIQUE POUR LE DIAGNOSTIC DU MAL CHRONIQUE DES MONTAGNES
Essoufflement
– Troubles du sommeil
– Cyanose
– Dilatation veineuse
– Paresthésie
– Céphalées et acouphènes
Ces items sont à évaluer sur un contexte biologique d’érythrocytose extrême
COMMENT VOUS ORGANI- SEZ-VOUS POUR MENER VOS OBSERVATIONS LÀ-HAUT ?
Lorsque nous montons, nous transportons tout notre matériel pour reconstruire une clinique sur place. Nous n’avons accès qu’à une salle communale qui ne donne pas les mêmes moyens qu’une structure médicale. Il est donc difficile d’explorer et de rechercher des pathologies d’intérêt, et nous manquons de matériel.
VERS QUELLES PORTES CETTE EXPÉDITION VOUS MÈNE-T-ELLE ?
Aujourd’hui, nous souhaitons comprendre pourquoi un certain nombre d’entre nous, adaptés ou non, tolèrent mieux le manque d’oxygène que d’autres. L’organisme humain est pour sûr inégal face au manque d’oxygène. La compréhension de cela nous sera évidemment bénéfique pour prendre en charge les populations vivant en haute altitude, mais pourra également nous aider à soigner les pathologies respiratoires en plaine.
À moyen terme, nous avons pour projet d’installer un centre de santé et de recherche dans la ville. Nous pourrons ainsi prendre en charge les malades dans notre dispensaire et continuer à récolter des données pour notre projet d’étude sur l’hypoxie. Nous espérons donc que nous aurons les mécènes, partenaires et subventions nécessaires pour mettre en place ce projet d’importance sanitaire et scientifique.
La prochaine mission d’Expedition 5300 s’intéressera au développement des enfants en haute altitude et à comment se manifestent les adaptations à la haute altitude et les problèmes d’intolérance.
APNÉE DU SOMMEIL ET HYPERTENSION PULMONAIRE : ET PLUS SI AFFINITÉS
En haute altitude, apparaissent des troubles de la ventilation nocturne ainsi qu’une hypertension artérielle pulmonaire (HAP). Les études biomédicales menées sur les habitants de la Rinconada ont montré que l’HAP était associée à une fonction vasculaire pulmonaire et systémique altérée. Dès lors, l’enjeu du programme de recherche de l’Expedition 5300 a été de chercher à comprendre si le lien entre ces deux troubles vasculo-cardio-respiratoires était causal. Une précédente étude rapportée par Latshang et al. avait mis en évidence l’association entre l’HAP et l’apnée du sommeil chez des montagnards Kyrgyz (Kirghizistan), confirmant ainsi le corollaire sus avancé. D’autre part, concernant les Andais vivant en haute altitude, ces troubles de la ventilation et de l’oxygénation sont associés à la dysfonction vasculaire pulmonaire (à l’origine d’une hypertension artérielle pulmonaire), mais également à un vieillissement vasculaire précoce et une augmentation de la pression sanguine.
>Scherrer U et Verges S. Sleep apnoea and pulmonary hypertension in high-altitude dwellers: more than an association? Eur Respir J 2017 ; 49 : 1602232.
>Latshang TD, Furian M, Aeschbacher SS et al. Association between sleep apnoea and pulmonary hypertension in Kyrgyz highlanders. Eur Respir J 2017 ; 49: 1601530.