
MOTS DE LA PATIENTE
MME S, 61 ANS
Depuis mes 10 ans, je me bats contre la boulimie et une irrépressible compulsion pour ce qui est sucré. Ce n’est qu’en janvier 2018 que j’ai appris que la boulimie et l’envie anormale de sucre n’étaient en réalité qu’une seule maladie : une addiction, et que je pouvais être traitée. C’est ainsi que j’ai initié une prise en charge dans un service d’addictologie.
J’ai tout d’abord été un peu étonnée que cela soit considéré comme une maladie, mais j’ai surtout été soulagée car, finalement ,ces troubles m’ont toujours fait sentir à part. Après un entretien avec une psychiatre au centre sommeil du CH de Niort, j’ai commencé une cure en mars 2018 qui s’est très bien déroulée. Pourtant, 1 mois après ma sortie de cure, j’ai replongé et ai fait ainsi une post-cure. Plus tard, à l’occasion du début d’une nouvelle cure, ma psychiatre m’a expliqué que les addictions pouvaient parfois cacher des troubles respiratoires du sommeil. J’ai donc accepté de faire les tests et il s’est avéré que je faisais 20 arrêts respiratoires par heure durant la nuit, ce qui a révélé une apnée du sommeil modérée et justifiait donc de la nécessité d’un appareillage. J’ai ainsi été appareillée le 22 décembre 2020 et les bienfaits se sont tout de suite fait ressentir, comme l’amorce d’un cercle vertueux : plus de réveils nocturnes, plus de fatigue, plus de cauchemars, le début de ma perte de poids également (plus de 20 kg au final). Mais mes troubles compulsifs ont pourtant repris au bout de 15 jours, ce qui m’a menée à recommencer une cure en mars 2021 durant laquelle j’ai pu aller plus loin dans ma psychothérapie ; je considère que cette cure m’a “guérie”. La différence a été soudaine ! Je ne suis plus fatiguée, mon sommeil est bon et je n’ai plus aucune envie addictive de sucre. Je sens que je ne lutte plus, que je ne force pas, c’est naturel.
Des nuits agitées, entrecoupées de réveils, des cauchemars, des envies de sucre… telles étaient les manifestations notables de mon trouble respiratoire. C’était d’autant plus dur que mes cauchemars me ramenaient à mon histoire personnelle que j’avais, pourtant, accepté. Fatigue et somnolence rythmaient aussi mes journées, ainsi qu’un état émotionnel que je dirais “fragile”. Des symptômes qui se confondaient en fait avec les conséquences de la dépression, ce qui ne m’a jamais amenée à me poser des questions sur ces états. Je pensais que cela faisait partie de mes problèmes, notamment de mon trouble bipolaire, et que c’était normal. Pourtant, en 1998, j’avais passé un test de sommeil dans le contexte diagnostique d’une fibromyalgie au cours duquel l’hypothèse d’apnée du sommeil avait été évoquée, mais pourtant délaissée.
L’annonce de ma pathologie du sommeil a été facile à appréhender car j’ai eu confiance en ma médecin et je me suis dit que c’était peut-être la solution à ce qui n’allait pas. Il y a eu un petit temps d’adaptation à la machine, ce n’est pas l’objet le plus pratique, mais ma vie a tellement changé depuis que ce n’est rien. Les crises maniaco-dépressives ont également cessé, et mes traitements régulateurs fonctionnent bien mieux.
LE MOT D’ANNE PIQUEMAL, psychiatre addictologue et psychothérapeute
Formation Cardiosleep
Comment en êtes-vous venue à faire le lien entre addictions et troubles du sommeil ?
Je suis addictologue depuis le tout début de ma carrière de médecin, cela fait maintenant des années que je côtoie les addictions, notamment l’alcoolisme. Durant mes années de pratiques, j’ai remarqué que des patients, pourtant stabilisés dans leur(s) addiction(s), présentaient tout de même des signes cliniques comme les angoisses ou la fatigue inexpliquée. C’est une situation qui mérite des questionnements, et je me suis ainsi mise à rechercher des causes organiques à cela. Au fil de mes recherches, en discutant avec des somnologues, je me suis rendu compte que l’apnée du sommeil était une cause extrêmement fréquente et non diagnostiquée de troubles dont la porte d’entrée était psychiatrique (syndrome dépressif, anxiété, angoisse non contextuelle). De manière générale, le syndrome dépressif accompagne quasiment toujours l’addiction.
Je suis également très sollicitée pour des troubles du comportement alimentaire (TCA), car c’est une pathologie qui est parallèle aux troubles de l’obésité et qui devient une addiction extrêmement fréquente. En effet, de plus en plus d’études montrent qu’elle peut être considérée comme une addiction, c’est-à-dire reliée à une perte de contrôle. Il y a un cercle vicieux entre les TCA, l’obésité, les troubles du sommeil, et le dérèglement des hormones de la faim et de la satiété.
Il y a des mécanismes qui se recoupent au niveau neurobiochimique ; certains circuits sont très influencés par l’apnée du sommeil, dont celui de la régulation de la faim et de la satiété, provoquant par exemple une majoration des craving alimentaires (notamment sucré). L’inverse s’observe également. Il existe d’autres mécanismes que je ne connais pas encore.
Faudrait-il, dès lors, systématiquement rechercher des troubles du sommeil chez les patients présentant une addiction ?
Auparavant, je n’abordais absolument pas le sujet du sommeil avec mes patients, sauf si ces derniers se plaignaient d’insomnie, auxquel cas je pouvais prescrire des somnifères. Désormais, je le fais systématiquement dès la première consultation et je pense qu’il faudrait questionner ce sujet du sommeil chez les patients pris en charge pour des problèmes psychiatriques, et en particulier chez les patients addictes (qui ont quasiment tous un contexte psychiatrique du type syndrome dépressif).
La prise en charge des troubles du sommeil permet-elle de réduire les traitements médicamenteux de l’addiction ?
Dès lors que j’ai pu faire le lien entre les addictions et les troubles du sommeil, j’ai démarré les traitements adéquats
et j’ai tout de suite vu que cela avait une influence positive sur la responsivité des patients. Par exemple, les patients avec une apnée obstructive du sommeil que l’on traite par PPC sont transformés : ils se sentent beaucoup mieux au global, dans leur corps et leur tête. Par la suite, cela me permet également de diminuer les traitements pharmacologiques ; diminution qui exerce en plus une autre influence positive sur les troubles du sommeil (ndlr : les psychotropes aggravent les troubles du sommeil).
Chez un patient addicte, stabilisé dans son addiction, pour qui persiste une dépression, au lieu de rajouter directement un traitement, je réévalue d’abord le sommeil (qui est toujours perturbé par les substances). Une fois que le sommeil est pris en charge, je peux voir ce qu’il reste vraiment de l’addiction et je rétablis ou pas son traitement. C’est un cercle vertueux ! Pour résumer, régler le sommeil une fois l’addiction stabilisée permet de savoir ce qu’il reste à traiter réellement du point de vue psychiatrique.
Comment collaborez-vous avec les autres professionnels de santé ?
Il n’existe pas encore réellement d’organisation standardisée pour la prise en charge des patients en addictologie/somnologie.
Actuellement, bien que le sommeil et l’addiction soient, initialement, des domaines transversaux, il n’y a parfois pas la place d’échanger avec les autres spécialistes ; et les prises en charge restent cloisonnées. D’ailleurs, parmi les psychiatres, il y a une connaissance insuffisante sur l’apnée du sommeil.
Je compte donc sur un bon carnet d’adresses dans ma région et des échanges fréquents avec mes pairs, car la prévalence de cette association de troubles est si grande que les portes vont finir par devoir s’ouvrir. Il est aujourd’hui primordial de travailler ensemble parce que les besoins de prise en charge sont très importants et que les délais d’attente dans les centres spécialisés ne font que s’allonger. Je remarque néanmoins que les spécialistes s’y intéressent de plus en plus car ils remarquent de façon empirique que les besoins sont là.
Que faire désormais ?
Je pense que la première des choses serait de former davantage les étudiants de médecine dans le champ des addictions et des troubles du sommeil.
Mais tout n’est pas “magique”, il faut à la fois persévérer et prendre sa place dans sa propre spécialité, et aussi continuer à entretenir ses contacts et savoir collaborer.
Et enfin, à mon sens, il est essentiel d’écouter ses patients. C’est eux qui ont la clé du diagnostic et tant qu’il y a des zones d’ombre qui subsistent, il ne faut pas les lâcher.